Un monde bogué

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Pour ses huit ans, Martine a reçu une adorable coquerelle. Ses amies, présentes à la fête, ont vu son visage s’éblouir lorsqu’elle l’a aperçue pour la première fois dans son vivarium. Et ses parents n’étaient pas peu fiers d’avoir pu mettre la main sur une authentique Ectobius vittiventris, une véritable « blatte forestière ambrée ». Importée d’Europe, ce cafard d’un reluisant orangé brunâtre – qui fait presque penser à de l’or – fait l’envie de tous les enfants de notre temps.

C’est vrai que tous les enfants du monde, sauf peut-être quelques-uns d’étranges, adorent la compagnie d’invertébrés. Gaspard, pour sa part, a un Lumbricus terrestris, le plus commun des vers de terre. Ce qu’il aime par dessus tout, c’est lui donner des bisous. Sabrina, sa voisine, bichonne son araignée; c’est une Bagheera kiplingi, bien sûr, la seule qui soit végé, car l’ennui avec les autres, c’est qu’elles mangent des insectes… même les plus désirés! Il y a aussi Simon, qui a un scorpion. Ses parents lui ont dit de faire bien attention. Pour éviter les blessures et les sanctions, Simon lorsqu’il sort le promène toujours en laisse, et s’assure que son dard soit bien prisonnier.

Chaque jour, Martine salue sa nouvelle amie de quelques toc toc dans la vitre. Dans le vivarium, on a installé une passerelle en vitre pour que la jeune fille puisse voir le spécimen de tous bords, tous côtés. Elle peut donc admirer ses longues antennes et ses pattes garnies de poils soyeux qu’elle se plaît à taquiner. « Guili-guili, ma belle! » s’émeut-elle fréquemment. Et qu’est-ce qu’elle en a appris des choses à l’école et à la télé sur cet insecte de compagnie! Elle sait exactement quoi lui donner, et quoi faire pour éviter des odeurs désagréables. Au marché, on vend des moulées spécialisées qui sont très « santé »; mais ce qui est bien avec la coquerelle, c’est qu’elle mange à peu près tout. Martine la nourrit surtout de sucre à glacer. Elle aime tellement sa nouvelle copine dorée qu’elle lui confectionne des biscuits à la cannelle, rien que pour elle.

– Elle va vivre longtemps, ma bibitte?

– Quelques mois, peut-être plus, dit sa mère en train de hacher du persil.

– Quelques mois seulement? C’est triste.

– C’est triste, mais c’est la vie. T’inquiète pas, trésor, on t’en achètera une autre! On peut se le permettre…

Puis, un grondement sourd retentit soudainement de l’estomac de la fillette.

– Qu’est-ce qu’on mange, ce soir, maman?

– Ce soir, je fais un rôti de chatons! s’exclame-t-elle, tout sourire.

– Oh, youppi, maman! J’adore le chaton! Miam!

– En plus, précise sa mère en levant l’index, ce sont des chatons de lait. Nourris à la tétine de leur mère. Élevés sans hormones, sans pesticides, sans agents de conservation, et tout le tralala.

– C’est bien pour eux, car moi aussi, j’aime le lait de chatte. Hum!

Alors qu’elle se frotte le ventre, son insolent de frère s’adonne à passer par là.

– Quoi? Encore du chat? Moi, je préfère les hot-dogs. Quand est-ce qu’on mange du chien? Demain?

– On en mange trop souvent, du chien, de répondre sa mère, le couteau en l’air. C’est très gras, c’est mauvais pour la santé.

– Ah ouais? Pourtant, à l’école, on nous a dit que manger du chat, ça donne le cancer. En plus, ça bouche les artères.

– C’est vrai, mon garçon. C’est pourquoi je prends du chaton biologique. De cette façon, on est certain qu’ils ont été bien traités, et qu’on les tue uniquement lorsqu’ils sont à leur poids santé.

– N’importe quoi! répond le fils. Un chat, c’est un chat! Et comment tu peux le savoir?

– Tu sais que certaines personnes ont des chiens de compagnie? lui lance sa sœur en lui enfonçant l’index dans le thorax. Il paraît que c’est très intelligent, un chien.

– N’importe quoi! Le chien, c’est fait pour manger, voyons! gueule-t-il en postillonnant.

– Mais avoue que ça peut être mignon, un petit chiot dans la maison…

– Mignon à croquer, oui!

Au même moment, le père ouvre la porte.

– Ouf! lance-t-il. Vous ne me croirez pas! En revenant, dans l’auto, j’ai croisé une énorme vache!

– Une vache? dit la mère en grimaçant.

– J’espère que tu l’as tuée, lance sa fille, le poing fermé.

– Bien sûr que oui! de répondre le père. Pas de risque à prendre avec ces bêtes-là, de nos jours.

– C’est vrai, ça, dit le garçon. Il paraît que le pet de la vache pollue énormément. Merci papa, pour ton dévouement à l’environnement.

– Oh! Le hamster vivant est en spécial! s’exclame la fille, ayant accroché du regard la circulaire sur la table. On pourrait se faire des brochettes samedi!

– Plus tard, ma fille. Maintenant, vient m’aider à désosser le chaton mignon. Si tu veux apprendre…

– Pendant que j’y pense, dit le père en claquant des doigts, il y a un reportage que je ne veux absolument pas manquer, ce soir : L’ère de l’humain. On tentera d’expliquer comment l’espèce humaine s’est éteinte il y a 66 millions d’années.

– Il paraît qu’il y avait toutes sortes d’humains, dit la fille en élargissant les bras. Des gros, des petits, et de toutes les couleurs! C’est bien qu’on en parle. Qu’on en tire des leçons.

– Certains disent qu’ils étaient féroces et méchants, dit le fils, sourcils froncés. Je n’aurais pas aimé vivre à l’époque des humains. Ça fait peur.

– Certains disent qu’ils étaient bêtes comme leurs pieds, dit la fille. Ils n’étaient pas comme nous. Nous, nous savons faire bien mieux qu’eux.

– Faire mieux… comme quoi? demande son père, sourcillant.

– Comme faire attention à l’écosystème, dit la fille. Protéger les espèces menacées, comme les pigeons, les mouettes et les écureuils gris. D’ailleurs, papa, quand est-ce qu’on va au zoo voir les moufettes?

– Mais il paraît que l’élevage du chat, c’est très polluant, dit-il sans répondre. Comme pour le chien, et pour les œufs de tortue. Ça remplit bien l’estomac, mais ça appauvrit le sol et ça contamine l’eau.

– Il faut bien manger quelque chose, voyons! dit le fils, les yeux au ciel.

– C’est vrai, tranche la mère. Alors, fin de la discussion. Tiens, en passant, avez-vous vu mon nouveau sac à main en peau de poisson?

– Maman! s’écrie la fille en saisissant le sac. J’espère que c’est de l’imitation! Sinon, ouille ouille ouille, pauvre poisson!

– Bien sûr, ma fille. Voyons donc! Tout le monde sait que tuer un poisson, c’est un crime. Du braconnage, dit-on. Je fais des choix éthiques, moi. Avoue que la texture est à s’y méprendre… Vas-y, touche!
Elle remonte ses lunettes et relève la tête.

– C’est vrai que de tuer un poisson, juste pour sa peau, c’est vraiment bête, dit le père.

– Est-ce que ça se mange, du poisson? s’interroge le fils, pinçant les lèvres.

– Voyons, donc! Manger du poisson! Et pourquoi pas des insectes? s’insurge la mère en levant les épaules.

– C’est vrai, ça : il paraît que c’est plein de protéines, les insectes, répond son mari l’air satisfait. Dans certains pays, on en mange, tu sais…

– Papa! T’es cruel! Jamais je mangerais ma coquerelle!

– Mais le chien de compagnie, lui? C’est pas cruel de le manger?

Martine reste figée un instant. Son père l’avait sorti d’où, cet argument?

– Oui, je suppose. Mais… c’est pas pareil, c’est… dans sa nature. Comme c’est notre nature de les manger, je suppose. Ah! Et puis, zut! Je suis toute mêlée.

– Et… savais-tu que dans certains pays, ils mangent des cochons, des poules et même des bœufs…?

– Beurk! fait le fils. Comment ils font pour faire ça? C’est dégueulasse…

– Alors que dans d’autres, le chat est un animal sacré, auquel on ne touche pas. C’est fou, hein?

– Ils sont bizarres, ces « autres »-là… s’indigne la fille. C’est super bon du chat, voyons donc!

– Alors viens m’aider, Martine! Viens tenir les pattes que j’enlève la peau comme il faut…

– J’ai lu un livre intéressant, ajoute le père, en se penchant vers la cadette : La ferme des animaux. C’est une métaphore, sans doute, mais il y a un extrait qui dit ceci : « Tous les animaux ont des droits, mais certains en ont plus que d’autres. » Êtes-vous d’accord avec ça? dit-il en se relevant.

– Des droits? Pour les animaux? Et quoi encore? rigole la mère.

– Nous sommes bien des animaux, nous aussi. Pourquoi ne pas étendre les droits à tout animal qui peut ressentir de la douleur? suggère le paternel en pointant la mère du doigt.

– Ben voyons! souffle le fils.
Sa sœur lève l’index.

– Moi, je suis d’accord pour donner des droits aux invertébrés. Ma coquerelle, je l’aime et je sais qu’elle m’aime.

– Bien sûr, dit la mère. Protégeons-les.

– Ta coquerelle? Tu crois qu’elle a des sentiments? Vraiment? dit l’insolent en se retournant.

– Bien sûr! Quand je lui flatte son dos humide, je le vois bien. Elle aime les caresses, c’est certain.

– N’importe quoi! Comment tu peux le savoir?

– Je le ressens, c’est tout.

– C’est dans ta tête, tout ça.

– On sait que les invertébrés n’ont pas de système nerveux, plaide le père en se penchant vers sa fille. Il ne ressentent sans doute rien. Même pas la douleur.

– Mais comment peut-on le savoir, papa? Ils réagissent quand même quand ils sont en danger, non?

– Et la plante, elle ne réagit pas quand on la coupe?

– J’ai faim, maman. On peut sortir quelque chose du frigo? J’ai faim!

– Patience, ma fille. J’essaie de me concentrer sur ma coupe. Tu peux m’aider?

– Papa! Papa! Quand est-ce qu’on va voir les combats de rats des champs? Quel bon divertissement!

– Minute, fiston. Tu connais le dicton : À bon chat, bon rat.

– Qu’est-ce que tu dis, papa? Qu’un rat, c’est aussi bon qu’un chat? doute la fille.

– Chose sûre, un œuf ça ne vaut pas un bœuf.

– Dégueulasse, papa! Comparer de telles choses me lève le cœur.

– Mais justement, les bœufs, les cochons, les poules, on a beau les détester, s’en horripiler, mais ce sont des animaux, eux aussi. Ne devrait-on pas les respecter?

– T’as un point, là, maman. Mais la vache, elle pollue, insiste le fils. Il faut la tuer, coûte que coûte!

– J’ai l’impression qu’on ne pourra pas trancher la question facilement. Pourquoi ne pas manger en attendant? J’achève de vider le chaton. Martine, tu vas m’aider oui ou non?

– Je suis confuse, maman. Cette discussion me bouleverse. Je crois que je vais partir à la chasse aux chevaux pour me détendre.

– Bonne idée, sœurette! J’ai si hâte d’essayer ma sarbacane à poison.

– T’as ça, toi? s’étonne Martine. Qui t’as donné ça? (Elle se tourne vers le père.) Papa? Pourquoi Stéphane a une sarbacane et pas moi?

– Je l’ai eue dans une boîte de céréales! Hé! Hé! Comme la technologie évolue vite! Il paraît que cette petite merveille les tue raide et bien.

– Qu’il souffre, cet équidé. Il ne mérite même pas une belle mort. Meurt, horrible cheval, meurt!

– Bon, alors allez vous amuser plus loin, les enfants, pendant que je programme mon programme…

– Elle est où, ma sarbacane? Tu l’as vu, maman?

– Ouf! Ça en fait des histoires dans une si petite soirée. J’ai le goût de tout laisser tomber. Les pauvres chatons…

– Mais non, on ne va pas gaspiller, voyons! se fâche le père. (Il se racle la gorge.) Je blaguais!

– Je ne sais plus quoi faire! Qui croire? Quoi manger? Que dire?

– Disons que pour l’instant, c’est bon.

– Non, c’est pas bon! insiste le fils, remontant la tête. C’est du chien qu’il nous faudrait. Du chien, ce serait parfait.

– Le chien, c’est gras! insiste la mère. On pourrait peut-être juste… manger autre chose?

– Bon, je retourne voir ma bibitte en action, faute de mieux.

Les deux enfants quittent finalement la pièce.

– Chéri, tu peux prendre ma place? Je suis étourdie…

– D’accord, d’accord. Mettons que je n’ai rien dit.

– Merci de m’épargner ton discours moralisateur. Allez, fais de ce chaudron ton œuvre d’art.

– Je vais me surpasser, tu vas voir. Tu peux t’occuper du programme, alors?

– Et les enfants? Auront-ils le courage d’avoir faim?

– T’inquiète pas : je vais leur faire une bonne sauce à tes chatons, qui emplira la maison d’odeurs appétissantes. Ils auront vite oublié la discussion.

Le père se met au travail, pendant que la mère passe au salon. Au bout de quelques minutes de pitonnage, elle rejoint son mari à la cuisine. Stéphane ayant trouvé sa sarbacane, les enfants se décident de partir à la chasse au cheval. Au bout de quelques instants, la fillette entre dans la maison avec fracas.

– Maman! Il y a un lion dehors!

– Ah bon? C’est rare, ça.

– Je veux lui donner à manger!

– Non, Martine. Ces animaux-là, il faut les laisser tranquille. Si on les nourrit, ils vont s’accrocher à nous, et ça peut causer des problèmes. Il pourrait même s’en prendre à toi, tu sais.

– On pourrait pas lui donner un chaton? T’en as apporté beaucoup à la maison!

– Voyons, Martine! Un lion qui mange un chat… c’est du cannibalisme! Non, il faut qu’il se débrouille seul, dans la nature. Laissons ces animaux tranquille, répète-t-elle.

– Ah bon? Ah, zut. (Elle soupire.) Bon. Est-ce que je pourrais avoir une massue pour écrapoutir la tête du cheval qu’on vient de tuer?

– Ah oui? Déjà? Wow! Vous êtes bons! Bravo! Oui, oui. Tu peux la prendre. Sers-toi.

– Yé! Tu vas voir, je vais lui donner juste qu’il mérite!

– Go, ma fille. Profite bien de la vie. Elle est si éphémère!

Un jour de détente, sur un divan couvert d’écailles, le père regarde avec beaucoup d’intérêt le reportage sur les humains aux côtés de sa fille. À la toute fin, elle lui demande :

– Papa, d’où on vient, nous autres, les dinosaures?

– Excellente question! La science dit que notre espèce serait née d’une longue évolution à partir des cellules primitives. Mais… tu sais quoi, Martine? J’ai déjà entendu une théorie farfelue. Ô combien farfelue!

– Ah oui? Laquelle? (Elle montre ses dents d’un ivoire reluisant.)

– La légende dit que nous aurions été créés par les humains… en laboratoire! Eh oui! Il y a si longtemps… et que nous serions devenus, avec l’évolution, ce que nous sommes aujourd’hui.

– Par les humains? Meuh! Voyons! (Elle rit.) Ça se peut pas!

– Eh bien… On dit que les humains nous auraient créés à leur image, à partir de modifications génétiques de leur propre ADN, pour la rendre l’espèce plus résistante. C’est fou, comme idée, hein?

– Vraiment. Je pense pas que les humains auraient été capables de faire ça. Ils étaient bien trop stupides.

– Mais comment peut-on le savoir, Martine? Qui sait, si leur univers ne ressemblerait-ils pas au nôtre, à quelques différences près. Peut-être qu’ils utilisaient des mots comme les nôtres, peut-être avaient-ils des habitudes comme les nôtres… Peut-être étaient-ils capables du bon et du mauvais… comme nous! Tu sais, il nous manque beaucoup de bouts à notre propre histoire, même si nous sommes, sans aucun doute, l’espèce la plus évoluée sur Terre.

– En tous cas, ça n’explique pas pourquoi les humains seraient disparus. S’ils étaient si intelligents… pourquoi ils seraient disparus, donc? Ça marche pas, ton histoire!

– Ah! Peut-être que leur savoir les a dépassés. Peut-être qu’ils ont perdu le contrôle… On ne sait pas!

– Hi hi! J’essaie d’imaginer que l’on ait été une créature inventée par une espèce qui est éteinte aujourd’hui… Hum… Non, ça n’a vraiment pas de sens, papa!

Et ainsi, Martine se blottit contre son paternel, lui infligeant quelques coups de griffes affectueux sur son thorax.

Seul

Je suis inquiet. Je suis perdu, et en même temps, à l’occasion, comme plusieurs, je me sens pas mal découragé.

Des idées fusent dans ma tête. Il faut qu’elles sortent. Parce que, j’aimerais donc ça, être capable de faire quelque chose. J’aimerais donc faire quelque chose de plus, quelque chose de mieux, d’énorme. De significatif!

C’est pas mêlant (ou peut-être un peu), au moment d’écrire ceci, je suis déchiré. Je suis déchiré entre mon désir naturel de réussir quelque chose de grand, quelque chose qui me dépasse, quelque chose de beau, et en même temps, il y a cette simple et bonne obligation morale que j’ai : celle d’accomplir – en toute conscience et en toute connaissance de cause – mon bon devoir de citoyen.

J’ai l’impression que tombe sur moi une responsabilité que je n’ai pas méritée. Je fais des efforts, je fais attention, mais même en le faisant, je me sens tellement, si seul au monde! Vous savez, ce sentiment de vous sentir à part, tel un extra-terrestre qui constate que ça ne va pas, mais vraiment pas, ici et maintenant? L’avez-vous, vous aussi, ce sentiment parfois?

Ce qui me frustre, c’est que bien des gens ne se poseront même pas la question. Ils se contenteront de se laisser vivre, de faire carburer leurs émotions au moment présent, de se laisser influencer par la publicité, de se foutre du reste du monde, de chialer un peu, un peu beaucoup, un peu beaucoup sur tout – sur tout et surtout ce qui nuit à leur petit confort d’être humain limité et blasé – et surtout, surtout, de ne pas penser à l’avenir – ah, ça, non! – et éventuellement, doucement, dans l’indifférence crasse, de se laisser mourir.

J’aimerais donc ça, comme plusieurs sans doute, j’aimerais donc ça disposer de toutes les conditions gagnantes pour réaliser mes rêves, mais je sais que la réalité ne le permet pas toujours. Qui ne le souhaite pas? Moi, par exemple, j’aime écrire, c’est vrai. Depuis longtemps. Toutefois, ce n’est manifestement pas, mon expérience le prouve, la seule activité que j’aime, et je me demande vraiment si je pourrais gagner ma vie à faire ça. Est-ce que je le souhaite, vraiment? Ce n’est pas juste une question de talent, dit-on, mais aussi des efforts que je suis prêt à investir. Des sacrifices, aussi. Peut-être. Parce que, on le sait bien, ce sont les efforts qui paient, pas vrai? C’est ce qu’on nous apprend dans notre belle société méritocratique. Mais le pourrais-je vraiment?

Ce qui m’arrive, ces jours-ci, c’est que je m’intéresse surtout au sort du monde. Notre civilisation est en péril, et la majorité du monde semble s’en foutre. C’est chiant, parce que pendant que moi, je m’inquiète du sort du monde, j’ai moins de temps pour réaliser ce que je voudrais réaliser. Mais c’est plus fort que moi. Je me dis : à quoi bon devenir quelqu’un d’important si notre civilisation meurt demain? Qu’est-ce qui devrait nous importer, collectivement? Ne devrions-nous pas avoir encore la possibilité de réaliser nos rêves?

J’aime le monde. Je le trouve beau. Par dessus tout, je ne fais pas du tout partie de ces pessimistes, de ceux qui souhaitent, que dis-je, qui ont presque hâte que l’être humain disparaisse de la surface de cette planète surexploitée, ô combien polluée, remplie d’injustices et d’horreurs, bien souvent juste à cause de nous. Non. Je les aime bien, moi, mes semblables, même si je reconnais que certains agissent bêtement à l’occasion. Et puis je me dis que je ne suis pas mieux, et pas pire que d’autres. J’ai mes défauts. J’ai aussi mes qualités, comme d’autres en ont. Ils en ont plein d’autres.

Je fais des efforts, donc. Je persiste et signe, et j’essaie de voir du sens dans ce que je fais. J’essaie de me dire très fort que mes efforts sont importants, voire essentiels. Bref, que mes efforts comptent. Puis, quand je regarde le monde autour de moi qui se laisse aller, qui se laisse vivre, qui se laisse mourir, je me dis que le monde autour de moi n’est pas comme moi, et qu’il devrait aussi faire plus attention. Qu’ils devraient faire attention à qu’ils achètent, à ce qu’ils jettent, parce qu’ils consomment sans réfléchir. Puis, je me sens coupable de ne pas leur dire, en me disant que c’est bien à eux d’y penser! J’aimerais avoir l’audace de leur dire qu’ils devraient faire attention, mais comme je suis un être humain, comme j’ai besoin d’être aimé, je me tais, car je n’aime pas déranger.

Je suppose que je ne suis pas seul, mais je me sens seul. Vraiment tout seul, et abattu. On est devant un défi énorme, et comment on peut se sentir impuissant devant tout ça! Certains nient leurs responsabilités en rouspettant : « ben, là, on peut-tu vivre? »

Bien sûr, mon vieux, tu pourras vivre, mais combien de temps vont vivre, ceux qui vont suivre?

Regarde, cerveau

Regarde, cerveau
Regarde dehors!
Il fait nuit noire
Et moi, debout
Tout éveillé
Tout excité
Une p’tite pilule ingurgitée
Pour me calmer
T’en as pris note?
Tu l’as noté?

Au moins t’es prêt à m’en donner
Des vers surgissent
Au fond de toi
Ça, c’est bien toi
Ça, c’est bien moi
(C’est bon pour moi? / Pas bon pour moi?)
Un ouragan d’inspiration
Et un crayon
Comme du bonbon
Consolation
Pour ma raison

Yeux aux pupilles écarquillées
Les yeux pochés
Rouges ou rosés
Le mal de tête fait sa maison
Cogne pas trop fort
C’est une leçon

Courage, cerveau
Termine ce texte
Termine-le fort
Creuse un réflexe
La nuit, on dort
Mon cher cerveau
Mais toi, t’es pas de tout repos

Écrit à 3 h 45 du matin, le 18 octobre 2018.

 

Pavillon Hubert-Aquin

Je suis assis au coin d’une aire de repos. Appelons-la comme ça. L’aire est disposée ainsi : deux rangées de quatre tables à quatre chaises chacune. Toutes les tables sont occupées. À ma droite, deux jeunes femmes assises en face l’une de l’autre consultent leur téléphone. L’une vient de quitter ses yeux de l’écran. Elle a plongé le menton de son visage fin dans sa main droite. Puis elle retourne consulter son écran. Elle porte une tuque noire, un chandail à rayures noir et blanc. Elle quitte de nouveau son écran des yeux; elle joins les mains comme pour faire une prière, mais elle a les yeux grands ouverts et le menton accoté sur ses doigts entrecroisés. Puis elle retourne de nouveau vers son écran.

Autour de l’autre jeune femme de bouger. Elle a couché sa tête sur la table. « À quelle heure le cours? » demande-t-elle à l’autre. Je n’ai pas entendu la réponse, mais les voilà qui se parlent.

La table derrière elles vient de se libérer. Elle était occupée par un jeune homme tout vêtu de kaki. Un autre jeune homme, tout vêtu de noir, vient s’en emparer. Plus loin encore, à la table suivante, un autre homme; celui-ci a une chemise à rayures. Il consulte son ordinateur portable.

Les deux jeunes femmes d’à côté parlent intensivement. La dernière table à droite, au fond, est occupée par une jeune femme blonde, cheveux attachés, chandail rouge à motifs. « Voyons! » dit l’une des femmes d’à côté.

Tout juste en face de moi, rangée de gauche, une jeune femme rousse, chandail rose saumon, jean bleu. Les deux femmes à ma droite ont quitté sans que je m’en rende compte, que voilà déjà une autre jeune femme qui s’assoit à leur place. Cheveux châtains, frisés, mais longs, jean bleu troué. Chandail gris pâle, presque blanc.

La table du fond à gauche est libre. Sitôt je m’en aperçois qu’un groupe de quatre l’envahissent. La jeune femme de la table d’à côté est venue brancher son ordinateur portable à une prise derrière moi. Un Apple. Celle qui est devant moi a aussi un Apple. Il est branché à ses oreilles par un fil blanc caractéristique. Elle a posé ses pieds sur le calorifère. Je le touche. Il est froid.

La table derrière elle est occupée par deux jeunes hommes, assis côté-à-côte. Je viens de me rendre compte que cette table a six chaises. Ils occupent les siège du côté, à droite, ceux que je n’avais pas vus. Toutes les chaises sont fixées au sol, mais on peut les faire tourner à sa guise. Soudain, l’un des deux change de chaise. Le voilà en face de son ancien siège, de biais avec l’autre jeune homme. Y aurait-il donc huit chaises? Les deux consultent leur téléphone.

Le groupe derrière eux parlent fort et semblent à leur affaire. Je ne comprends pas ce qu’ils disent.

La jeune femme à ma droite s’est ouvert un petit plat transparent. On dirait une salade de couscous, mais les granules blanches sont très grosses. Ce qui est vert, c’est du persil, c’est certain. Son bras gauche cache maintenant le plat. Je ne le vois qu’en partie.

Une femme s’est avancée à la table en face de moi. « Puis-je m’asseoir? » a-t-elle sans doute demandé à l’autre. Celle qui est assise a souri, et l’autre s’assoit, de biais.

C’est à croire que tous les ordis ici sont des Macbook; tous neufs, en plus. Je vois deux « pommes croquées » illuminées au loin, table du fond, côte-à-côte. Celui de l’homme à la chemise rayée pourrait certainement en être un aussi. Et puis, il y a celui de la femme au chandail rouge, derrière lui : son ordinateur pourrait être un Mac, à sa couleur. Le jeune homme qui est assis à droite de la deuxième table devant moi a aussi un Macbook.

J’en compte sept en tout. Sept ordis, sept Macbook. On dirait une prophétie. Mon cou craque. Mes muscles font mal. Je m’arrête.

Coin Ste-Élizabeth et Ste-Catherine

Des graffitis — indéchiffrables gribouillages de peinture noire et grise — s’étalent sans discrimination sur le mur d’un immeuble commercial au coin de la rue. Ils s’étendent, autant sur ses belles briques, bien lisses, que sur deux de ses fenêtres au premier étage; celles-ci sont recouvertes d’une planche de bois pressé, et l’une d’elles est tapissée d’une image de femme pratiquement nue, elle aussi en noir et blanc. D’autres images de ce type, pratiquement identiques, parcourent l’édifice, mais ont été épargnées par les graffiteurs.

L’enseigne de l’immeuble (du moins ce qu’il en reste), qui fait toute sa largeur, est complètement recouverte de ce qui ressemble à de la peinture vert foncé, tirant sur le gris. Les graffitis sont uniquement à l’étage; le premier de deux. Au deuxième, les fenêtres sont simplement recouvertes de planches de bois. En bas, les vitrines sont bien visibles, mais l’intérieur est sombre. À travers la vitre à droite de la porte, des cartons ou d’autres sortes de planches de bois sont accotés contre elle. Des tableaux, peut-être.

Dans le haut de la vitrine de l’immeuble voisin, trois affichettes : des images de nourriture dans une assiette. Sur chacune d’elle se surélève un dessin « d’explosion » en jaune et rouge, où l’on aurait pu placer le prix des plats présentés; pourtant l’intérieur des dessins sont vides. Ici aussi, les fenêtres aux étages sont placardées de planches de bois pressé. Un incendie?

Les fenêtres de l’immeuble qui suit l’autre sont intactes, mais celui-ci est « à vendre », à en lire une pancarte à travers la vitre; celle-ci est placée devant une grande feuille de papier brun collée sur la vitrine. Numéro sur la porte : 212. À bien regarder, derrière un arbre devant la porte du deuxième immeuble, je peux entrevoir aussi un numéro : 210.

Les trois immeubles sont couverts de briques rouges, mais de différents tons. Celles du premier tirent vers le rouge-orange, celles du troisième sont plutôt rouge vin, et celles d’entre les deux semblent être d’un mélange approximatif des deux autres.

Les deux premiers immeubles se distinguent du troisième par leur toiture : celles-ci semble biseauter le deuxième étage, où les fenêtres sont surmontées de leur propre petite toiture. Le troisième immeuble a un toit complètement plat.

Dans le métro

Tout est calme, station Fabre; six minutes avant le prochain train. Je suis assis sur un banc de plastique tiède, le dernier à droite d’une série de trois autres, vides. Je regarde les nouvelles des élections d’hier sur l’écran au-dessus du quai d’en face.

En peu de temps, deux jeunes femmes sont venues s’asseoir à ma gauche, l’une après l’autre, sur les bancs du fond. L’une a les cheveux blonds, l’autre, bruns; toutes deux les portent longs, aux épaules.

Le train d’en face arrive. De son vieux moteur, il écorche mes tympans.

Une autre jeune femme s’installe, debout, à ma droite. Elle porte son manteau, capuchon sur sa tête, sans les manches — comme si elle voulait le faire sécher. C’est un manteau de plein air « The North Face » tout noir.

Mon train arrive.

Je fais quelques pas sur le quai pour atteindre le deuxième wagon à droite. Les portes s’ouvrent; j’entre rapidement. Prochaine station : Jean-Talon. J’ai trouvé un siège pour écrire, mais je suis vite arrivé.

Je sors. Je monte au quai de la ligne orange, direction Côte-vertu.

Me voilà accoté sur le mur, alors que j’entends le train arriver. Un Azur. Je le reconnais par le bourdonnement caractéristique qu’il fait: « zooooom »; il glisse devant moi, au ralenti. Les portes s’ouvrent. Je m’élance dans le train, et m’arrête où deux wagons se joignent. Un vent frais souffle fort sur la feuille où j’écris. Je m’empresse de la saisir de la main gauche et la coincer sur mon bloc-notes. Je suis debout, dos contre le mur cylindrique du boa.

Prochaine station : Rosemont. Je sens l’odeur de la gomme à mâcher de la personne à ma gauche. Une autre jeune femme, vêtue entièrement de noir, tout comme moi. Son visage au teint pêche contraste avec tout le reste. Devant moi, une jeune femme aux traits asiatiques parle anglais avec un jeune homme aux teint légèrement bronzé. Nous sommes déjà à Laurier.

Prochaine station : Mont-Royal. Le vent souffle toujours très fort. Je suis si près de la femme en noir qu’on pourrait croire que je suis avec elle. La jeune femme d’en face porte un manteau rose très pâle et un sac à dos aux couleurs de feuilles d’automne ou de feuilles mortes, comme un camouflage d’armée. À sa main gauche elle tient un parapluie noir compact avec de fines bordures rouges. La voilà qu’elle part, après avoir salué son compagnon de conversation.

Prochaine station : Berri-UQÀM. Le jeune homme s’est avancé. Il porte un manteau vert kaki et un sac à dos au motif quadrillé noir et rouge. Je sors. Un autre vent souffle dans la station, un vent plus frais que celui du train. Me voilà un instant assis, laissant passer la foule; le temps d’écrire ceci, et je repars.

Par la fenêtre (2)

Une camionnette blanche commerciale : « Calfeutrage Goyer ». Deux hommes — non, trois — discutent près de la porte ouverte, côté conducteur. L’un, t-shirt gris, cheveux courts. En face de lui, homme bâti, t-shirt noir. Un troisième, veste verte, kaki; il a des souliers blancs, dégradés vers le gris et bandes orange fluo. Les jambes nues, il porte un bermuda bleu jean. L’homme au t-shirt noir a des jeans noirs (ou d’un bleu très foncé), et des espadrilles noires. L’homme au t-shirt gris vient de monter dans la camionnette, sur le siège. L’homme au t-shirt noir a disparu. Celui qui est assis ferme la porte. L’homme à la veste verte continue de lui parler à travers la fenêtre, vitre baissée.

Le temps est gris clair. Nuages nuancés, gradués. La camionnette part, et l’homme à la veste verte fait quelques pas, puis s’arrête. Il consulte son téléphone, puis repart.

Une ribambelle d’enfants attachés par des cordes (une sorte de laisse les tenant ensemble aux bras, il semble) marchent sur le trottoir; dossards jaunes aux très fines bordures bleues. Ils sont deux groupes d’environ six chacun. Une femme qui accompagne un groupe se penche pour parler à l’un d’eux, et les voilà partis.

Camionnette blanche, style pickup, RAM 1500, stationnée. Le conducteur est-il à bord? Oui. Le voilà qui sort. T-shirt blanc, presque chauve, cheveux grisonnants, grassouillet. Il regarde une pancarte orange sur le trottoir, à proximité, indiquant une interdiction de stationner. Puis sa montre. Il se promène et regarde aux alentours. Le voilà au coin de la rue, sur le trottoir. Il rebrousse chemin. Bermuda noir, mains dans les poches. Souliers gris, sans lacets, il marche par ici, et traverse la rue.

Côte-des-Neiges

Un sifflement strident parcourt la station. Un bourdonnement sourd aussi. Dieu seul ici sait d’où peuvent venir ces bruits. Ligne bleue. Des gens jacassent comme si de rien n’était. Et moi je fais semblant d’être assis contre le mur, fesses frôlant mes talons. Soudain j’entends un train gronder au loin. C’est celui d’en face. La jeune fille que j’accompagne fait les cents pas devant moi, semelles claquant sur le sol de granit.

Tiens… voilà déjà l’autre qui arrive.

Je me relève. Nous entrons rapidement dans le wagon. Nous nous asseyons sans tarder, alors que retentit le timbre de la fermeture des portes. Le train repart. Une odeur de sucré envahit mes narines. Même si elle est agréable, je n’y porte pas plus attention.

Une jeune femme aux souliers brillants comme du titane, ensemble jean bleu pâle, style fin années 1990, sort à la station Université-de-Montréal. Un jeune homme roux, cheveux attachés barbe fournie, s’assoit sur un banc derrière moi, à ma gauche.

« Prochaine station : Edouard-Montpetit » dit une voix pré-enregistrée. Alors que j’écris, mes fesses combattent la dureté du banc de plastique bleu d’un vieux train de métro. Le voilà immobile, mais personne n’a semblé s’ajouter d’où je suis. « Prochaine station : Outremont. »  J’ai mal à une main. Une crampe? Non. Je ne sais trop.

Des flashs de lumières parcourent les fenêtres. De la lumière blanche, il me semble. Mon estomac vide se plaint. Assise à ma droite, la jeune fille a le regard fuyant sur la vitre. Devant elle, une dame en tenue sombre, chandail à motifs de fleurs, pourtant. Elle tient un sac d’épicerie sur roulettes, noir aussi, tout comme ses cheveux courts, reluisants, comme l’ébène.

Un homme âgé, troisième âge, bouche entre-ouverte, cheveux blancs. Il porte aussi son manteau d’un blanc cassé celui-là. Sur son genou droit, une casquette bleu pâle, mélange parfait de deux teintes : son manteau et son jean couleur jean. La dame en tenue sombre s’est levée de son siège. Elle sort à la prochaine, « station Parc », annonce-t-on.

La dame sort; un homme, lunettes noires, s’assoit en face du vieux. Ensemble sport noir et blanc, boite à lunch grise, un peu brillante, comme du métal imprimé. Une montre ronde trop grande à mes yeux. « Prochaine station : Jean-Talon ». À ma gauche, une femme habillée aussi de noir. Pas tout à fait. Son manteau, oui; pas son jean. Et son sac. Le vieil homme, puis cette femme, sans se consulter, quittent le train.

Une foule de gens s’entassent dans le wagon, trop pour y accorder suffisamment d’attention. « Prochaine station : Fabre »; voilà déjà notre destination. Le train remonte d’une certaine hauteur. Des lumières bleues m’éblouissent, et rapidement, le temps de l’écrire, c’est déjà le temps de sortir.

Directement de WordPress

Je m’apprête à expérimenter un nouveau moyen d’écrire. Que dis-je? Je suis en train de le faire en ce moment même.

Ce « nouveau » mode d’entrée est pourtant habituel. J’ai déjà écrit directement dans WordPress des dizaines de fois, non? Qu’est-ce qui ferait de cette fois, une fois si particulière?

Je tente quelque chose de nouveau. Ça pourrait s’appeler de la méta-écriture. Je n’en sais rien. Essayons de CAPTER quelque chose dans cette expérience d’écriture directement sur le blogue.

Non, rien n’est différent. Essayons plus fort. Tout cet espace m’apparait si familier. Qu’est-ce qui pourrait être différent, cette fois? Rien!

Essayons encore plus fort. Tiens, ça vient…

Un clavier. Mes doigts dessus. Des erreurs. Des touches, pourtant. Des lettres. Des phrases. Ma tête pleine de quelque chose de rien. Pas d’idée, et pourtant, j’écris quand même. Qu’est-ce qui se passe dans ma tête? Ça s’affole. C’est la fatigue. Des petites lignes rouges pour m’indiquer les erreurs. Mes bras, fatigués. Mes lunettes sales.

L’environnement. La cuisine. Une table, une chaise. Mes pieds nus entrecroisés. Mes mains lâches sur le bord du portable. Une maison en désordre. Une table pleine de bricoles. Des devoirs non faits. Mon nez qui coule. Ma main qui touche mon nez, qui renifle aussitôt. Mes orteils qui se démangent, qui se frottent, qui claquent des doigts de pieds.

Une épaule, la droite, affaissée. Une légère douleur. C’est la piscine qui m’a causé ça. Je suis allé aujourd’hui, mais après trop longtemps. J’y suis aussi resté un peu trop, et pourtant pas assez; j’ai abusé de mon corps déjà fatigué. Mon cou en compote. Mes os qui craquent. Mes nerfs qui souffrent. Ou peut-être pas.

Mon estomac qui digère. Mon colon qui pousse. (Désolé pour l’image.)

Je regarde à gauche : des produits étalés sur le comptoir. Des aliments, surtout. De quoi grignoter ou casser la croute. Des bananes mûres, juste assez pour en faire du pain délicieux. Des galettes de riz et de maïs. Une collation indienne, à partir de farine de pois chiches et d’épices. Beaucoup d’épices. Des raisins peut-être. Des arachides aussi.

Des noix de cajou, des grains de melon abandonnés depuis longtemps. Un pot de Nutella qui n’est pas végane du tout. Deux boîtes de conserves : des pois chiches à soixante-neufs cents à l’épicerie pas loin. Des pistaches dans un pot; il en reste la moitié. Des jus de fruits couchés, en rangées, deux épaisseurs. Un rouleau de papier essuie-tout, encore neuf ou à peine amorcé. Un grille-pain qui attend la prochaine commande. Une étuveuse à riz prête à tout, si c’est du riz.

Du savon à vaisselle biodégradable. Du savon pour les main en liquide, acheté chez Dollarama. Ce n’était pas mon idée. Un sac à lunch encore plein de contenants vides, et rincés. Un tas de barres d’énergie, une bonne douzaine, flocons d’avoine, raisins secs.

Trois bancs qui reçoivent rarement de la visite, recouverts uniquement de choses à manger ou à dresser la table.

Un plancher de bois flottant qui fait dur.

Sur le mur, devant moi, un tas de dessins, de peintures aquarelles et souvenirs. Un tableau noir vide. Un planificateur en retard. Un calendrier incomplet.

Sur le contrôleur d’humidité qui fonctionne trop peu, un hygromètre plus sûr de lui dans ses chiffres.

Une lampe allumée au fond du salon. Le réfrigérateur qui ronronne, puis s’arrête soudainement. Le lapin qui reste aux aguets. Je n’entends que le bruit des touches du clavier que je martèle, et même le ventilateur de l’ordi a cessé de fonctionner. Je peux m’entendre respirer. Puis un sifflement sourd, un bruit que mes oreilles créent à force d’être usées. Le ventilateur de l’ordi a décidé de s’activer de nouveau. Subtil bruit. Sourdine.

Dehors, au dîner

Un vent frais. Des arbres verts, chatouillés. Du béton armé ou de la pierre, un peu partout dans l’espace. De la végétation qui grouille. Deux étudiantes qui jacassent doucement, face à face, à ma droite.

En face de moi, ma collègue de classe révise. J’approche mes yeux et lis : « Niveaux de compréhension du commerçant », puis je balaie de la main un vilain défaut.

Ah, tiens. Un jeune homme, cheveux aux épaules, étudie avec les deux jeunes femmes d’à côté. J’entends des chiffres : « Un, deux, trois… », « Cinq plus huit… » Ils discutent de stratégies d’apprentissages, je devine. Ils partent déjà. « Pourquoi ne pas s’asseoir là » qu’avait dit l’une d’eux. Ils se sont tassés d’une table (encore plus à ma droite). Ils ont rejoint une autre étudiante. Deux plutôt. Ils sont maintenant cinq. La table à pique nique est pleine. Pleine d’audace.

Ma collègue barbouille son cahier d’un surligneur turquoise. Un autre, jaune fluo, attend son tour.

Le sol est gris. Gris grisaille, et vert de gris. Des herbes futées, pas si mauvaises que cela, se sont frayé un chemin entre les dalles de ciment.

À gauche de notre table, cette fois, deux jeunes hommes consultent leur cellulaire en silence. Derrière ma collègue, quelques arbrisseaux. Puis, une espèce de cabane en pierre, un arbre fier avec ses feuilles tremblantes.

L’un des deux jeunes hommes a parlé. Ce fut très bref. Une surprise, presque.

Je regarde derrière moi et je contemple une géante bâtisse grise. De la pierre, encore. Et des vitres. Et le temps doux. Une pause. Et mes mains qui gémissent. Les deux hommes s’activent enfin et parlent finalement. L’un boit un jus ou autre chose; l’autre est resté accroché sur son téléphone.

Au loin, un homme mûr aux cheveux gris et courts lit un journal. Il porte quelque chose à sa bouche. Il mange. Il porte aussi au bras gauche une montre bleu ciel qui se démarque du lot. Ses vêtements, chandail et pantalon, sont bleus aussi, mais se font plus discrets. Sa chemise, dont je ne vois que le col, est de couleur pêche; elle rejoint le brun beige de son sac, juste à côté de lui. Ses bottes, en semblant de suède, rejoignent assez bien son verre à café jaunâtre. De l’autre côté de la porte d’entrée où se trouve l’homme, un espèce de bac de plastique d’un bleu aussi voyant que sa montre impose sa présence. Bleu fois deux. Ça fait bizarre.

Les deux jeunes hommes d’à côté parlent maintenant librement, sans s’arrêter, écran à l’appui. L’un montre à l’autre quelque chose dans son appareil.

À ma gauche, derrière moi, une femme porte un manteau d’un vert clair rare : on dirait du pastel. Puis un home à la chemise carreautée blanche et rouge vin passe devant elle. Où est il parti? Le temps de l’écrire, je l’ai perdu de vue.

Ma collègue, jeune femme fin vingtaine, porte un coton ouaté gris promotionnel aux écritures blanches : « Céline Dion ». Cheveux plus longs que l’homme du premier groupe, châtains dans son cas, elle est mince. Je la connais peu. Elle a le nez dans son cahier. Soudain, elle me remarque. Elle me demande ce que je fais. Je lui dis que je parle d’elle. Nous rions.

L’air est calme. Les gens travaillent, ici et ailleurs. « Ce-ri-ses » répètent les étudiants d’à côté. Et, au loin, le bruit des machines. Des grues, peut-être. Au son, je dirais des camions, des tracteurs, des hommes réparent la rue Sainte-Catherine ou ses environs. La femme à ma gauche derrière moi lit. Probablement des notes de cours aussi. Des gens marchent, et d’autres rient. Et c’est contagieux, on dirait. Vague de rires à l’improviste, improbable.